Démocratie ou élitocratie

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Démocratie ou élitocratie

Pierre Miele, avril 2022

Sommes-nous encore en République ? Sans doute oui, mais encore faut-il préciser de quelle sorte de république il s’agit. Est-elle bien « démocratique » comme elle s’affirme et comme on aimerait le croire ?

La république est un système politique dans lequel la souveraineté appartient au peuple qui exerce le pouvoir politique directement ou par l’intermédiaire de représentants élus, peut-on lire sur Wikipedia, ce qui remonte à Platon. Cette souveraineté est censée garantir l’intérêt général. Mais la représentation du peuple peut prendre des formes diverses. Dans certaine « République populaire », la représentation du peuple est assurée par le Parti unique qui définit l’intérêt général et le pouvoir revient donc aux chefs du Parti qui gouvernent au bénéfice d’une oligarchie. En « République islamique », l’intérêt général est défini par la loi islamique et le pouvoir doit donc être assuré par les meilleurs serviteurs de cette loi qui gouvernent au service de leurs bienfaiteurs. En République française…

Pour Condorcet, les gouvernants doivent être élus, et les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire séparés, car ce sont des conditions de cette souveraineté. Puisque le peuple est souverain, la République ne pourra que servir l’intérêt général. Pour cela, l’organisation des pouvoirs et les droits fondamentaux constitutifs de l’intérêt général sont exprimés à travers une Constitution. Condorcet définissait par là une « République de raison » : l’instruction publique est nécessaire à son fonctionnement car seul un peuple éclairé peut imposer des décisions d’intérêt général, ce qui est bon, ou juste, car vrai en l’état des connaissances, et échapper ainsi aux charlatans. Et les lois, la Constitution elle-même, sont perfectibles donc révisables, par la volonté du peuple. A travers ses représentants élus, à choisir parmi les meilleurs  en l’état des connaissances : cela suppose des sachants pour éclairer les citoyens. La République des Lumières a donc besoin d’une élite lumineuse (reconnaissance académique) et élue (reconnaissance populaire). Condorcet a bien conscience que ces élites, à commencer par les professeurs, pourraient détourner leurs prérogatives et la confiance qui leur est accordée, véhiculer des contre-vérités, des croyances et servir des intérêts particuliers. Il prône donc des instances de contrôle, devant lesquelles, les élites seront responsables. Retenons qu’en République de raison, le critère de légitimité de l’élite est la connaissance (garantie de la vérité, du bien et du juste, donc de l’intérêt général). Et que la démocratie nécessite des instances de contrôle.

Notre République a bien une Constitution et les valeurs qu’elle proclame définissent l’intérêt général : liberté, égalité, fraternité, laïcité , respect des Droits de l’Homme et du citoyen ; elle est « démocratique » au sens où la représentation du peuple est le résultat d’un processus électoral ; et les différentes instances de décision y sont définies, avec séparation des pouvoirs. Une République de raison donc, mais qu’en est-il à l’épreuve des faits ?

Le taux d’abstention aux élections est un symptôme dérangeant : « La démocratie ne fonctionne plus » constatent en choeur ceux qui ont été en charge de la faire fonctionner… Mais s’interrogent-ils assez sur les causes ? L’intérêt général guide-t-il effectivement les décisions, et le « jeu électoral » est-il vraiment équitable dans la prise en compte des opinions, de la connaissance scientifique, et des conditions des individus et groupes sociaux ?

Des constats accablants

Plus personne ne le conteste : en contradiction avec les valeurs de la République, les inégalités sociales atteignent un niveau indécent ! (1, 1bis)

La logique du profit, de la rente, de la spéculation a libre cours, légalisée au nom de la mondialisation et encouragée au nom des vertus de l’excellence et du mérite individuel.

Une « élite possédante » (les 1%), dont quelques familles de milliardaires(1ter), actives ou seulement rentières, hors sol, détient la richesse patrimoniale et financière ; elle détient aussi les moyens d’expression publique, les principaux media (2) ;

Une « élite dirigeante» (les 10% des hauts revenus), patrons et hauts fonctionnaires qui opérationnalisent et contrôlent, notables qui siègent dans les Conseils d’Administration, une certaine catégorie d’ « intellectuels » qui conseillent, expliquent et justifient. Ils servent les intérêts des 1% en contrepartie de situations confortables.

Et le reste constitue ce que par opposition, ces élites elles-mêmes appellent le « peuple », cette grande majorité de gouvernés constituée de plusieurs strates : les « classes moyennes » (30%), professions libérales, cadres des entreprises, fonctionnaires, aux revenus très inégaux mais redevables de l’impôt sur le revenu ; puis les « classes populaires » ou « la France d’en-bas ») : 60% des ménages ne gagnent pas assez pour payer l’impôt sur le revenu ; et parmi eux, se trouvent les « pauvres » (10% des familles vivent en dessous du seuil de pauvreté).

Des élites au pouvoir

Ces élites détiennent le pouvoir économique, le pouvoir hiérarchique statutaire, et le pouvoir d’expression culturelle et politique et donc le pouvoir d’influer sur les instances de décision politique à tous les échelons et celui de façonner l’opinion du « peuple » .

Elles détiennent aussi le pouvoir de se maintenir et de se reproduire car elles en contrôlent les instruments ; elles ont même imposé le critère de leur légitimité , le mérite(3), qualifié à l’occasion de « républicain », mythe qui résiste à la réalité statistique :

-l’héritage  des biens assure l’hérédité de la richesse(4) on nom du droit de propriété ;

-les lycées prestigieux et les « grandes écoles »  assurent la sélection « au mérite » (5) favorisée par l’héritage culturel et donc l’hérédité de la position sociale ;

-le système bancaire et ses instruments d’optimisation  assurent l’enrichissement ; et la dette publique garantit le pouvoir de la finance sur les décisions politiques de l’Etat ;

-le mécénat culturel et sportif, tout en orientant les choix vers la rentabilité (le retour sur investissement), assure le contrôle de la culture, des sports et des loisirs , et donc des valeurs promues comme le culte du meilleur ;

-les medias diffusent le « prêt à penser » à grands renfort d’experts… , les « mots » à utiliser(6), le récit national, et assurent la manipulation des émotions ;

-l’ostentation des grands événements, des challenges prestigieux, de la mode, du luxe, des objets d’art chèrement acquis , des châteaux et des yachts  , l’étalage contrôlé de la vie privée des riches, divertissent le bon peuple et ce faisant le résignent ;

-l’entre-soi des quartiers chics, des clubs, think-tank et autres « réseaux sociaux » privés(7), garantit la confidentialité de cette réalité d’affaires et de pouvoir (qu’on entrevoit quand un scandale éclate au grand jour).

Mais les élites sont elles-mêmes traversées par des conflits internes : des conflits d’intérêt, des luttes pour la suprématie dans le cadre de la concurrence ; et des conflits de « vision » ou de génération, sur la manière de pérenniser le fonctionnement « libéral » du monde, modernes vs anciens, progressistes vs conservateurs, Arnaud vs Bolloré ; le jeu de Monopoly est impitoyable. Ainsi, une élite peut en chasser une autre au sommet de l’Etat ou bien elles alternent.

Par tous ces moyens, la décision « démocratique » se trouve de fait confisquée par les « élites dirigeantes » dont les membres s’affrontent entre eux « au nom du peuple » sur la scène politique , et in fine par l’ « élite possédante » qu’ils servent, dont ils sont à la fois les instruments et les bénéficiaires. C’est ainsi que la « démocratie » à cédé le pas à une « élitocratie ». Autrement dit les représentants du peuple, les gouvernements successifs, ont laissé détourner ou contourner les valeurs ! Les mêmes prônent volontiers le modèle américain (qui est l’archétype de l’élitocratie), et la démocratie participative locale (celle du « cause toujours » ).

Reprendre le contrôle ?

Mais il n’est pas nouveau que les individus au pouvoir gouvernent en réalité pour satisfaire des intérêts très restreints. Dès la Renaissance, Machiavel avait exposé, dans Le Prince, comment le pouvoir devait se renforcer avec l’assentiment aveugle du peuple, par la ruse et la manipulation.

E.Macron, dans ses voeux aux français en 2019 , n’avait-il pas déclaré, sans que les media ne le relèvent, dans un savant mélange de lucidité et de cynisme : « Vous le voyez, nous sommes en train de vivre plusieurs bouleversements inédits : le capitalisme ultralibéral et financier trop souvent guidé par le court terme et l’avidité de quelques-uns, va vers sa fin ; notre malaise dans la civilisation occidentale et la crise de notre rêve européen sont là.« 

Si la démocratie n’est plus qu’un artifice, il reste à notre République quelques piliers qui garantissent encore, non sans difficulté, et pour combien de temps :

-l’égalité de traitement : la Justice, l’Ecole (publique), l’Hopital (public),

-la solidarité : la protection sociale (Sécu, etc…), le tissu associatif ; les vrais gens entre eux ;

-la liberté de pensée, la laïcité : les vrais intellectuels ne sont pas serviles ; ils ne sont pas non plus célèbres ni riches. Le peuple a aussi ses élites sans autre légitimité que la compétence ou l’engagement qui continuent d’agir, veiller, éclairer (et parfois se disputent une parcelle de pouvoir !).

Pour moins d’inégalités, il faudrait en décider, et donc décider de contrôler ce qui les engendre, et on ne peut donc pas compter pour cela sur le jeu démocratique tel qu’il est devenu.

En attendant, deux populations coexistent, chacune avec ses catégories internes, sans se rencontrer et dans une quasi ignorance l’une de l’autre. Un abîme culturel et financier les sépare. L’une décide élitocratiquement du sort de l’autre. L’autre semble résignée, faute de perspective commune sans doute. La Boétie, dans son Discours de la servitude volontaire, se désolait de la tyrannie qui se maintenait par la soumission consentie des populations. « Et pourtant ce tyran, seul, il n’est pas besoin de le combattre, ni même de s’en défendre ; il est défait de lui-même, pourvu que le pays ne consente point à la servitude» .

Que le peuple n’y consente point ! Au détour d’une élection, un espoir qu’il reprenne le contrôle peut-il encore surgir ?

Quelques références :

1 – Rapport sur les inéglités mondiales 2022 – Lucas Chancel (dir.), Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, Word Inequality Lab, déc. 2021.

1bis- Rapports Oxfam France, dont https://www.oxfamfrance.org/rapports/dans-le-monde-dapres-les-riches-font-secession/, janv. 2022

1ter- Enquête: les familles les plus puissantes de France – l’Express 28 juin 2017

2 – Média français, qui possède quoi – https://www.monde-diplomatique.fr/cartes/PPA (poster)

3 – La bourgeoisie intellectuelle, une élite héréditaire – Pierre Rimbert – Le Monde diplomatique – aout 2020https://www.monde-diplomatique.fr/2020/08/RIMBERT/62101

3bis – Elites et critères de légitimité dans différents régimes  – P.Miele – Etude connexe

4 - Les inégalités en héritage - note du Conseil d'Analyse Economique (Matignon), janv 2022 - https://www.legifiscal.fr/actualites-fiscales/3019-cae-conseil-analyse-economique-heritage-nouvelle-proposition.html

5 – Le façonnage des élites de la République – Culture générale et haute fonction publique – Claire Oger, 2008

6 - Dernières nouvelles du mensonge - Anne-Cécile Robert - Lux, 2021- extraits en ligne

7 – Plongée dans le réseau social des grandes fortunes – Sébastien Julian – L’Express – 3 juil 2017